La ministre de la Culture accède à la demande du CILAC
Le 9 avril dernier, la présidente du CILAC, Florence Hachez-Leroy, a adressé un courrier à la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot-Narquin pour l'alerter sur les menaces de démolition pesant sur le site sucrier d'Eppevile et demander une instance de classement. Par un communiqué de presse du 5 mai, le Ministère de la Culture a annoncé que la Ministre avait décidé d'accéder à cette demande.
Cette décision d’instance de classement porte sur les bâtiments du noyau historique de l’usine, à savoir le hall de fabrication, la chaufferie, la distillerie et une maisonnette située à l’avant du hall de fabrication.
Voici un extrait du courrier adressé :
Madame la Ministre,
Le Comité d’information et de liaison pour l’archéologie, l’étude et la mise en valeur du patrimoine industriel (CILAC), acteur reconnu depuis plus de 40 ans et représentant français de The International Committee for the Conservation of the Industrial Heritage (TICCIH), a été informé par l’association de défense du patrimoine RESPECTH d’une menace très sérieuse de destruction pesant sur la sucrerie d’Eppeville, dans la Somme. Son propriétaire, l’entreprise allemande Südzucker, souhaite vendre son terrain nu, donc détruire tous les bâtiments, notamment afin d’être sûre que l’on ne pourra pas y réimplanter cette activité, ce dont les médias se sont fait l’écho.
Or, la sucrerie d’Eppeville présente une valeur architecturale et historique exceptionnelle à plusieurs titres :
- Son concepteur, Georges Lisch, diplômé de l’École des Beaux-Arts de Paris, est un architecte renommé. Fils de Juste Lisch, lui aussi architecte très connu, il s’est inspiré de ses réalisations, et le site d’Eppeville entre en résonnance avec la gare d’Orléans (1883) détruite en 1931, et celle d’Asnières-sur-Seine (1878), classée MH et qui fait actuellement l’objet d’une reconversion. Pourquoi cet architecte ? Parce que c’est celui qui intervient déjà dans une demeure exceptionnelle acquise par Edme Sommier, l’un des propriétaires de l’entreprise, le château de Vaux-le-Vicomte, toujours propriété de cette famille, les de Vogüe.
- La qualité architecturale de la sucrerie est remarquable, avec une mise en œuvre du métal, de décors en céramique et de briques emblématiques du Nord de la France et de style art déco qui en fait un unicum. L'élément phare de cet ensemble est la façade de l’atelier principal de l'usine, avec son grand arc segmenté dont une photo est jointe à cette lettre.
- Construite en 1921 et achevée en 1922, il s’agit de l’un des plus ambitieux projets industriels de la Reconstruction en Picardie, rien moins que la plus grande sucrerie de France, la plus moderne aussi avec des dispositifs techniques à la pointe du progrès.
- Ce site emblématique du redressement de la France après la Première Guerre mondiale a vu l’ensemble des petits producteurs de sucre réunir leurs dommages de guerre pour fonder une entreprise commune et construire cette sucrerie à la pointe du progrès : une aventure humaine et technique unique.
Peu modifié, le site est resté très proche de ce qu’il était lors de sa conception, et regroupe sur un même espace ateliers de production, bureau de l’administration, immeuble de la direction, salle des machines, four à chaux et magasins industriels en brique. C’est un ensemble unique et cohérent.
- Georges Lisch a complété le site industriel par des lieux d’habitation typiques de cette période, inspirés des cités jardins qu’il appréciait : la maison du directeur dite « le château », avec son parc à l’anglaise, maisons d'ingénieur, de contremaître, logements ouvriers mitoyens, une cité ouvrière dite Cité Germaine, des immeubles de logements ouvriers collectifs, une cantine et cuisine : là encore une typologie représentative et régionaliste exceptionnelle sur ce territoire qui mériterait d’être mieux valorisée et connectée au patrimoine de la Première Guerre mondiale et de la Reconstruction qui s’en suivit.
La sucrerie d’Eppeville est le joyau du patrimoine sucrier picard, et l’une des plus belles sucreries à l’échelle nationale. Au-delà d’Eppeville, l’activité sucrière est un pan majeur de l’histoire économique et sociale de la France. Parmi les sites protégés au titre des Monuments historiques, il n’existe que deux sucreries à betteraves. Celle de Francières dans l’Oise correspond au début de la production de sucre de betteraves, commencée au XVIIIe s.et accélérée au premier quart du XIXe. s sous l’effet du Blocus instauré par Napoléon 1er. Une seconde sucrerie, à Chalon-sur-Saône, date du troisième quart du XIXe siècle.
L’usine d’Eppeville incarne la période suivante, celle de la Grande Guerre et des destructions de l’outil industriel français au nord du territoire et la Reconstruction dans une dynamique sociale, économique, architecturale et technique unique :
- un architecte de renom, Georges Lisch
- le style Art déco
- une usine à la pointe du progrès technique et
- une solidarité des petits producteurs de sucre qui s’unirent pour construire une seule, grande et belle usine… qui alimenta l’ensemble du territoire français en sucre.
Ironie de l’histoire, c’est aujourd’hui un groupe industriel allemand qui, sous couvert d’une hypothétique concurrence, envisage de détruire ce magnifique patrimoine industriel issu de la Reconstruction !
Madame la Ministre, c’est au nom de tout cela et de la menace de plus en plus grande que nous vous saisissons afin de protéger l’usine d’Eppeville par une instance de classement au titre des monuments historiques. Cela permettrait de mettre en place un comité de réflexion à même d’établir un programme de reconversion respectueux de ce patrimoine et de la mémoire des lieux, et d’envisager son portage par un Établissement public foncier. La vocation culturelle n’est pas la seule voie possible : pépinières d’entreprise, data center, espaces mixtes économico-socio-culturels sont autant d’exemples réussis de reconversion. Enfin, la réindustrialisation en cours de la France, au travers du made in France, offre aussi des opportunités, accompagnées par les services de l’État, de voir un site industriel vide comme celui-là être réinvesti par des entreprises.
Eppeville est dotée d’un potentiel patrimonial exceptionnel à ciel ouvert : il est inconcevable de l’imaginer amputée de sa dimension industrielle. […]