La gare du Nord, une cathédrale ferroviaire menacée…
Réponse à la consultation publique en cours
Vous pouvez apporter votre soutien à cette démarche en donnant votre avis en ligne avant le 17 septembre 17 heures : https://www.enquetes-publiques.com/Enquetes_WEB/FR/EP21264/Accueil.awp
La Mission régionale d’autorité environnementale d’Île-de-France souligne à juste titre la « grande envergure » du projet « Gare du Nord 2024 » dont le projet modificatif est présenté à la consultation du public par voie électronique du 17 août au 17 septembre 2021.
On comprend combien la perspective d’une rénovation de cet équipement si essentiel ‑ pour la ville de Paris, pour la France, pour l’Europe – peut soulever espoirs et attentes chez les usagers de la gare et chez les Parisiens.
La richesse et le caractère volumineux des dossiers mis à la disposition du public témoignent des efforts investis par les maîtres d’œuvre dans ce programme si complexe.
Il n’empêche que pour ce qui concerne la gare en tant que patrimoine architectural, industriel, technique et urbain, l’inquiétude reste grande, même après modification, notamment face à :
- La création à l’intérieur de la halle centrale de la gare XIXe siècle, protégée au titre des monuments historiques, de deux passerelles transversales (passerelles 1 et 2) donnant accès aux quais grandes lignes.
L’implantation de la passerelle 2 implique, selon le dossier déposé le 04/01/2021 et présentée en séance de la Commission du Vieux Paris le 04/03/2021, la démolition d’une voute en plein cintre remplacée par un linteau entre les voies 13 et 14. (Cette démolition ne semble pas être mentionnée dans le dossier mis à disposition du public pour la consultation par voie électronique en août et septembre 2021.)
- La création d’une troisième passerelle traversante à l’extérieure de la gare, devant la façade côté voies, dont les dessins originaux de la main de Hittorff témoignent de l’importance pour la conception initiale de la gare et qui constituait la « porte d’entrée » dans Paris depuis le Nord.
- La démolition d’une halle latérale datant de 1877
- La démolition de la halle « Transilien », œuvre de l’architecte Jean-Marie Duthilleul, datant de 2001, qui préservait et intégrait la halle de 1877
- La démolition d’une mezzanine à l’intérieur de la façade principale de la gare Hittorff (façade sud), datant vraisemblablement de 1912.
Les documents mis à disposition du public et notamment l’Étude d’Impact Actualisé soulignent que pour les maîtres d’œuvre « l’élément dominant du projet est bien la gare historique » ; ils soulignent aussi la régularité des consultations menées avec l’Architecte des Bâtiments de France et la DRAC concernant les aspects du projet touchant à des enjeux patrimoniaux. On ne peut que saluer cette ouverture et ces efforts, même si la présentation du projet laisse l’impression que les spécialistes consultés ont surtout porté leur attention sur les effets de volumétrie extérieure et de « skyline », moins sur la matérialité physique du bâtiment historique et la qualité de ses volumes intérieurs.
Plusieurs points nous semblent ainsi toujours susceptibles de soulever interrogations et inquiétudes.
- Il nous semble profondément regrettable que le projet impose l’adjonction à l’intérieur de cet espace exceptionnel d’imposantes structures dont la principale qualité serait vraisemblablement qu’elles ne se verraient pas ( !), les textes de présentation soulignant leur peu « d’impact visuel ». Mais comment croire que des structures jouant un rôle si important dans le fonctionnement de la gare puissent ne pas se remarquer ? À cet égard, les vues des architectes montrant ces passerelles en place mais avec quelques voyageurs clairsemés, entièrement dépourvus de bagages, peuvent être considérées comme étant trompeuses.
Nous nous interrogeons sur la nécessité réelle d’encombrer et de dénaturer le volume d’une structure protégée au titre des monuments historiques par l’implantation de deux ouvrages supplémentaires.
On comprend que la situation des sous-sols de la gare rend compliqué l’aménagement de passages souterrains. Mais n’y aurait-il vraiment pas d’autres solutions ?
- Concernant la passerelle 3, passant devant la façade côté voies, les documents de présentation insistent sur le fait que son profil et son hauteur aient été étudiés pour ne pas occulter la perception du pignon de la halle depuis le boulevard de la Chapelle. Elle devrait en fait permettre aux voyageurs qui l’empruntent une meilleure appréciation de la qualité exceptionnelle de la gare historique.
Comme pour les passerelles 1 et 2, il nous paraît peu vraisemblable qu’une structure de cette importance soit en quelque sorte invisible et n’occulte pas la perception de la façade d’autres points de vue que la passerelle elle-même, de personnes qui ne soient des usagers immédiats de la gare.
- Nous nous interrogeons aussi sur la réelle nécessité de démolir ou de « déconstruire » le hall Transilien de 2001 et avec lui la halle de 1877 qu’il incorpore, « inadapté à cause de ses performances énergétiques et inapproprié à l’augmentation des flux prévue ».
Le projet prévoit que ces structures seront « démontées dans le but de pouvoir être remontées sur un nouveau site ferroviaire ». Le propos appuyant cette démarche nous surprend à plusieurs titres : « Ainsi conservées, elles rentreront dans la tradition des architectures du fer que l’on démontait et déplaçait (Halles Eiffel, Baltard, etc. et comme la première gare du Nord de 1846 démontée puis remontée à Lille Flandres). »
Remarquons d’abord que le Hall de 2001 et la halle de 1877 sont tous les deux des structures de valeur et d’intérêt patrimoniaux mais à des titres différents : le Hall de 2001 relève du patrimoine contemporain, la halle de 1877 relève d’une prolongation de l’œuvre de Hittorff, monument historique. Leur conservation ne relève pas des même logiques.
Mentionnons aussi que si la première gare du Nord ait bien été démontée et remontée à Lille Flandre, il s’agissait de la partie maçonnée de la gare et vraisemblablement pas de sa halle (mixte métal et bois).
Mais surtout, il nous semble erroné de considérer qu’un objet devenu patrimoine doive être traité aujourd’hui selon les pratiques en cours à l’époque de sa création initiale.
Nous trouvons aussi paradoxale l’évocation des halles de Baltard dans ce contexte. Leur démolition ne peut être considérée comme une réussite pour la conservation et la mise en valeur d’un exemple primordial de construction métallique française au XIXe siècle : la préservation d’un seul élément décontextualisé reconstruit à Nogent-sur-Marne ne permet pas d’évoquer le sens de l’ensemble détruit et elle est considérée comme un échec sur le plan patrimonial.
Enfin, soulignons que le fait de démonter une structure en vue de la remonter à une date ultérieure sur un site non identifié permet rarement de la protéger ou de la mettre en valeur. L’exemple de la halle des Batignolles semble édifiant à cet égard.
- Mentionnons enfin la volonté plusieurs fois évoquée de « restituer halle Hittorff à l’état initial » :
« Le projet a été conçu pour que l’architecture intérieure de la Halle Hittorff soit restituée dans son état initial et débarrassée des mezzanines qui encombraient la halle centrale. Ainsi réapparaitra une très belle façade, bien ordonnancée, qui n’était pas visible. »
Nous nous interrogeons d’une part sur l’opportunité de viser « l’état initial » d’un monument historique, une démarche qui ne correspond pas aux meilleurs pratiques d’intervention telles qu’établies par l’ICOMOS par exemple (Charte de Venise).
D’autre part, selon les documents de l’époque, la face intérieure de la grande halle de Hittorff était, dès son ouverture au service, pourvue de constructions en bois, de bureaux ; rien n’indique que dans son « état d’origine » elle ait été visible depuis l’intérieur de gare.
- On s’interroge enfin sur le sens de l’avis « sans objet » de la Conservation régionale des monuments historiques signé par le Préfet de Région le 02/07/2021 (pièce D du dossier) , précisant que « le projet modificatif ne porte pas sur les parties protégées au titre des MH, la CRMH n'a donc pas d'avis à délivrer ». (L’avis de la CRMH sur le permis de construire initial ne figure pas dans le dossier).
Soulignons en conclusion que la construction des passerelles et la démolition du hall Transilien, comme la « grande envergure » du projet dans son ensemble, sont vraisemblablement imposées par la « nécessité impérieuse » de répondre à « l’augmentation des flux prévue » à l’horizon 2024 et 2030. Or, les prévisions sur lesquelles reposent le projet semblent dater, pour les plus récentes, de 2018.
Depuis cette date nous avons connu une pandémie dont l’évolution n’est pas encore maîtrisée et dont il n’est pas certain qu’elle ne sera pas suivie d’autres. Nous avons eu connaissance aussi du dernier rapport du GIEC d’août 2021. Dans cet état des choses, on est en droit de se demander, il nous semble, si les prévisions de 2018 sont toujours pertinentes concernant l’évolution de nos modes de consommation et de la demande en matière de transports.
De se demander, en somme, s’il ne serait pas judicieux de réduire encore la voilure du programme en faveur d’un projet plus sobre, économe et respectueux de l’existant.
Karen Bowie, Historienne de l’architecture, professeure émérite des Ecoles Nationales Supérieures d’Architecture ; comité scientifique Rails & Histoire ;
Florence Hachez-Leroy, Historienne, Présidente du CILAC-TICCIH France : Comité International pour la Préservation du Patrimoine Industriel ;
Paul Smith, Historien, Secrétaire général du CILAC - Comité d’information et de liaison pour l’archéologie, l’étude et la mise en valeur du patrimoine industriel.