Ces évolutions récentes mettent en valeur les travaux que Michel Hau a consacrés depuis trente-cinq ans à l’entreprise rhénane (L’industrialisation de l’Alsace 1803-1939, La Maison De Dietrich de 1684 à nos jours, Histoire économique de l’Allemagne, Les Dynasties alsaciennes, Regards sur le capitalisme rhénan). Celle-ci n’est d’ailleurs pas réductible à l’espace germanique : c’est un modèle transnational que l’on rencontre à l’origine de l’Italie du Nord jusqu’aux rives de la mer du Nord dans cette Europe lotharingienne qui a longtemps échappé à l’emprise des États modernes. Sa caractéristique essentielle est de « créer du lien », comme disent les sociologues, lien avec les actionnaires, le plus souvent issus du cercle familial, lien avec les salariés par le souci des promotions et la recherche du consensus social, lien avec le territoire par un ancrage qui se veut durable. S’il est arrivé que ce réseau relationnel se transforme en boulet, bloquant les capacités d’innovation ou de réactivité de l’entreprise et la conduisant à sa perte, notamment dans la seconde moitié du XXe siècle, les réussites ne manquent pas, validant un système de valeurs qui dans le meilleur des cas permet à l’entreprise de traverser les siècles et de s’incruster dans le paysage. Qui plus est, « les entrepreneurs allemands savent chasser en meute. Grandes entreprises et sociétés moyennes sont solidaires », constatait tout récemment Henri Lachmann, président du conseil de surveillance de Schneider Electric. Il y aurait donc des formes de solidarité inconnues de ce côté du Rhin et des intérêts conciliables dans une même croisade contre les effets de la désindustrialisation !
S’il n’y a pas lieu de revenir sur les acquis de l’historiographie, à savoir les origines ou le fonctionnement de ce modèle rhénan, il serait intéressant de s’interroger sur l’actualité du concept à la lumière de l’histoire.
- Est-ce une notion vivante, y compris dans les entreprises nouvelles, ou une notion fossile qui ne survit qu’à travers quelques entreprises patriarches (Hénokiens, dynasties, etc.) ? Cela pose d’une part le problème de la compatibilité de ce modèle avec certaines évolutions sociales (individualisme, crise du modèle familial, etc.) ou économiques (mondialisation, financiarisation), et donc de sa capacité de résistance à ces évolutions ; d’autre part, celui de son éventuelle attractivité, de sa diffusion géographique au-delà de l’espace rhénan, de ses variantes, des canaux de transmission de ces valeurs (par une culture nationale ou régionale ? par l’exemplarité ? par les écoles de management ?).
- Est-ce un système de valeurs encore pertinent dans la conduite des entreprises et comment évolue-t-il ? On pourra se demander ce qui relève désormais du mythe ou de l’idéal, est devenu obsolète, doit s’adapter en fonction des circonstances et, au contraire, ce qui est encore totalement d’actualité, déterminant dans la réussite et la compétitivité d’une entreprise.
- Quel rôle enfin ces entreprises jouent-elles dans la réussite ou l’échec d’un territoire ? Peut-on mesurer ce qui relève d’un environnement « national » (fiscalité, droit du travail, administration) et du management des entreprises ? Le modèle subit-il des déformations en passant les frontières ? L’efficience d’un ordo-libéralisme passe-t-elle davantage par ces territoires organisés et solidaires que par la volonté d’un État centralisateur gommant toute forme de spécificité salvatrice ?
Si la problématique proposée se place délibérément au cœur des préoccupations actuelles face à la désindustrialisation et au chômage de masse, les historiens sont invités à éclairer ce présent à la lumière des évolutions passées. Cet appel s’adresse également aux spécialistes d’autres sciences sociales (économistes, gestionnaires, géographes, sociologues, etc.) conformément à la démarche pluridisciplinaire des Journées d’histoire industrielle. De même, une table ronde permettra de confronter le point de vue des universitaires avec des acteurs de la vie économique (chefs d’entreprise et autres décideurs).
Michel Hau, professeur émérite à l’université de Strasbourg
Pierre Lamard, professeur à l’UTBM
Nicolas Stoskopf, professeur à l’UHA, directeur du CRESAT