Rem Koolhaas réinvente le patrimoine

Rem Koolhaas réinvente le patrimoine
Article paru dans l'édition du 05.09.10
Lion d'or de la Biennale de Venise, l'architecte néerlandais Rem Koolhaas, 65 ans, invite à repenser la notion de patrimoine, terme auquel il préfère celui de préservation. Dans un entretien au Monde, M. Koolhaas regrette que, « à partir de la préservation des monuments historiques, de l'architecture glorieuse, le champ de la préservation n'a cessé de s'étendre ».
Pour M. Koolhaas, dont l'exposition intitulée « Cronocaos » est sur le patrimoine, « il faut cesser d'embaumer les villes, des monuments ou des parties entières du monde. Il faut une vraie créativité, laisser sa liberté à l'imagination ».
REM KOOLHAAS  : « Il faut cesser d'embaumer les villes »
Article paru dans l'édition du 05.09.10
L'architecte néerlandais, Lion d'or de la Biennale de Venise, invite à repenser la notion même de patrimoine
e Hollandais Rem Koolhaas (on prononce « rèm kolace »), sans doute l'architecte le plus célèbre au monde actuellement, a obtenu le Lion d'or de la Biennale de Venise (Le Monde du 27 juillet et du 31 août). Il y présente avec lucidité et causticité une exposition intitulée « Cronocaos » sur la question du patrimoine, un terme qu'il n'utilise ni n'écrit, pour lui préférer celui, plus actif, de préservation.
Pourquoi éviter de prononcer le mot patrimoine ?
Depuis des années, je ressens la nécessité d'aborder cette question de la préservation, en particulier depuis sept ans, quand on nous a demandé d'étudier l'extension du Musée de l'Hermitage à Saint-Pétersbourg. J'ai toujours éprouvé une certaine difficulté à participer à la Biennale de Venise. Cette année, bien avant de savoir que j'allais obtenir ce Lion d'or, je me suis dit que c'était l'occasion de mettre les choses au clair. C'est une réflexion, et même une véritable angoisse personnelle, même si les partenaires de l'agence participent à ce travail. J'ai d'ailleurs beaucoup travaillé sur la restructuration de l'agence afin que mes six partenaires et moi-même partagions une pensée commune.
Quelles sont en substance les sept propositions ou questions que vous apportez à Venise ?
Pour ne pas les reprendre en détail, je dirais que nous sommes parvenus à la conclusion suivante : d'un côté, il y a une véritable obsession autour de l'idée de préservation. Cela remonte au lendemain de la Révolution française, puis cela a été codifié, réglementé. Mais à partir de la préservation des monuments historiques, de l'architecture glorieuse, le champ de la préservation n'a cessé de s'étendre...
Vous pensez à la liste du Patrimoine mondial de l'Unesco ?
Pas seulement, même s'il est vrai qu'elle inclut aujourd'hui aussi bien des palais, des villes, que le camp de concentration d'Auschwitz, des paysages naturels, etc. Je ne peux qu'être d'accord avec ces choix et je trouve très courageux le travail des responsables de ce programme. Ils sont parfaitement conscients des problèmes que j'évoque, et il faut les aider à trouver des solutions.
Car force est de constater qu'à l'Unesco, comme dans chacun des pays qui ont établi une liste d'éléments à préserver, les critères de sélection sont terriblement élastiques et vagues. De même, il n'y a pas de réflexion sur la façon dont on cherche à arrêter le cours du temps, comment ce qui est préservé peut rester vivant tout en évoluant. Ne serait-ce qu'en raison d'une impossibilité financière, il faut cesser d'embaumer les villes, des monuments ou des parties entières du monde. Il faut une vraie créativité, laisser sa liberté à l'imagination.
Votre second constat se focalise sur l'architecture dite moderne...
Oui, sur la volonté acharnée partout dans le monde, en Europe comme en Chine, en Russie comme aux Etats-Unis, de faire disparaître toutes les traces de l'architecture des décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Le nombre d'édifices qui disparaissent est véritablement effrayant, comme s'il s'agissait d'éradiquer la pensée sociale qui leur est liée. Ce n'est pas seulement une question esthétique, architecturale ou urbaine. Les conséquences en sont fondamentalement politiques, ne serait-ce que dans la mesure où ces destructions conduisent à effacer des témoignages de l'histoire. Le rejet de ce langage moderniste n'a évidemment pas trouvé de solutions dans les modèles postmodernes, telle que la Biennale de Venise organisée par Portoghesi en 1980 les avait fait découvrir.
En même temps, comme vous l'avez dit, on ne peut pas tout préserver...
Bien sûr. Mais il faudrait pouvoir changer le regard des gens dans un sens d'ouverture. Un des endroits les plus beaux que j'ai vus à Pékin est une zone d'habitation pour les travailleurs. Elle doit dater des années 1950 et les bâtiments de brique qui la composent sont terriblement délabrés. Ils tiennent avec des squelettes métalliques implantés à même la terre, car il n'y a pas de chaussée ni de fondations solides. C'est à la fois beau, tragique, fragile - et les occupants continuent de l'habiter de façon émouvante. Il est impossible pourtant que cela reste en place : pour que de tels édifices « ordinaires » perdurent, il faudrait y maintenir une population et un mode de vie d'une très grande pauvreté.
J'ai eu un sentiment semblable devant la destruction du mur de Berlin. Il avait bizarrement la même fragilité devant ceux qui venaient le démolir en 1989. N'était-il pas possible de prendre son temps, d'éviter d'effacer trop vite cette trace de l'histoire ?
Un des raisons de votre exposition à Venise n'est-elle pas d'effacer ou d'expliquer une fois pour toutes l'expression « Fuck context », dont l'ambiguïté a fait de vous un pourfendeur du patrimoine et du contexte urbain ?
Je ne peux pas l'exclure, mais vous voyez bien que, au-delà des interprétations volontairement ou naïvement déformées, c'est aujourd'hui une polémique dépassée. Il est essentiel que les architectes réinvestissent le champ de la théorie. Et plus encore la critique, qui s'en est tenue à suivre et accompagner la production architecturale et ses stars, au lieu d'intervenir. L'ambiguïté que vous évoquez, ce n'est pas seulement le monde des architectes qui l'a entretenue, c'est aussi la critique.
A elle de réparer et d'aller de l'avant. De ma part, il ne s'agit pas de cynisme, même si cela entre dans mes façons de m'exprimer. Je ne me considère pas seulement comme un architecte, mais comme un écrivain, c'est d'ailleurs comme cela que j'ai commencé. A ce titre, lorsque j'écris, je m'autorise à prendre toutes les libertés. L'écriture est une expérimentation et peut adopter toutes sortes de tonalités. Je peux être sérieux, innocent, romantique, obsessionnel, ironique...
Tout cela est une question de style...
Je sais que c'est très difficile pour la profession d'architecte de comprendre cette liberté. Si j'ai réorganisé l'agence en m'entourant de gens très proches, c'est aussi pour me permettre de retrouver une certaine liberté, et, paradoxalement peut-être, d'agir seul.
Propos recueillis par Frédéric Edelmann

Rem Koolhaas réinvente le patrimoine

Article paru dans l'édition du 05.09.10 du journal le Monde (extraits)

Lion d'or de la Biennale de Venise, l'architecte néerlandais Rem Koolhaas, 65 ans, invite à repenser la notion de patrimoine, terme auquel il préfère celui de préservation. Dans un entretien au Monde, M. Koolhaas regrette que, « à partir de la préservation des monuments historiques, de l'architecture glorieuse, le champ de la préservation n'a cessé de s'étendre ».
Pour M. Koolhaas, dont l'exposition intitulée « Cronocaos » est sur le patrimoine, « il faut cesser d'embaumer les villes, des monuments ou des parties entières du monde. Il faut une vraie créativité, laisser sa liberté à l'imagination ».

Rem Koolhaas est connu dans la profession pour créer des architectures qui ne prennent pas forcément en compte l'environnement urbain  (Fuck context). Les ruptures entre la nouvelle création souvent audacieuse et de qualité et les quartiers environnants ont souvent été critiquées. Cet état d'esprit explique peut-être les points de vue sur le patrimoine (Cilac).

REM KOOLHAAS  : « Il faut cesser d'embaumer les villes » L'architecte néerlandais, Lion d'or de la Biennale de Venise, invite à repenser la notion même de patrimoine

 Le Hollandais Rem Koolhaas (on prononce « rèm kolace »), sans doute l'architecte le plus célèbre au monde actuellement, a obtenu le Lion d'or de la Biennale de Venise (Le Monde du 27 juillet et du 31 août). Il y présente avec lucidité et causticité une exposition intitulée « Cronocaos » sur la question du patrimoine, un terme qu'il n'utilise ni n'écrit, pour lui préférer celui, plus actif, de préservation.

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Quelles sont en substance les sept propositions ou questions que vous apportez à Venise ?
Pour ne pas les reprendre en détail, je dirais que nous sommes parvenus à la conclusion suivante : d'un côté, il y a une véritable obsession autour de l'idée de préservation. Cela remonte au lendemain de la Révolution française, puis cela a été codifié, réglementé. Mais à partir de la préservation des monuments historiques, de l'architecture glorieuse, le champ de la préservation n'a cessé de s'étendre...

 Vous pensez à la liste du Patrimoine mondial de l'Unesco ?
Pas seulement, même s'il est vrai qu'elle inclut aujourd'hui aussi bien des palais, des villes, que le camp de concentration d'Auschwitz, des paysages naturels, etc. Je ne peux qu'être d'accord avec ces choix et je trouve très courageux le travail des responsables de ce programme. Ils sont parfaitement conscients des problèmes que j'évoque, et il faut les aider à trouver des solutions.
Car force est de constater qu'à l'Unesco, comme dans chacun des pays qui ont établi une liste d'éléments à préserver, les critères de sélection sont terriblement élastiques et vagues. De même, il n'y a pas de réflexion sur la façon dont on cherche à arrêter le cours du temps, comment ce qui est préservé peut rester vivant tout en évoluant. Ne serait-ce qu'en raison d'une impossibilité financière, il faut cesser d'embaumer les villes, des monuments ou des parties entières du monde. Il faut une vraie créativité, laisser sa liberté à l'imagination.

 Votre second constat se focalise sur l'architecture dite moderne...
Oui, sur la volonté acharnée partout dans le monde, en Europe comme en Chine, en Russie comme aux Etats-Unis, de faire disparaître toutes les traces de l'architecture des décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Le nombre d'édifices qui disparaissent est véritablement effrayant, comme s'il s'agissait d'éradiquer la pensée sociale qui leur est liée. Ce n'est pas seulement une question esthétique, architecturale ou urbaine. Les conséquences en sont fondamentalement politiques, ne serait-ce que dans la mesure où ces destructions conduisent à effacer des témoignages de l'histoire. Le rejet de ce langage moderniste n'a évidemment pas trouvé de solutions dans les modèles postmodernes, telle que la Biennale de Venise organisée par Portoghesi en 1980 les avait fait découvrir.

 En même temps, comme vous l'avez dit, on ne peut pas tout préserver...
Bien sûr. Mais il faudrait pouvoir changer le regard des gens dans un sens d'ouverture. Un des endroits les plus beaux que j'ai vus à Pékin est une zone d'habitation pour les travailleurs. Elle doit dater des années 1950 et les bâtiments de brique qui la composent sont terriblement délabrés. Ils tiennent avec des squelettes métalliques implantés à même la terre, car il n'y a pas de chaussée ni de fondations solides. C'est à la fois beau, tragique, fragile - et les occupants continuent de l'habiter de façon émouvante. Il est impossible pourtant que cela reste en place : pour que de tels édifices « ordinaires » perdurent, il faudrait y maintenir une population et un mode de vie d'une très grande pauvreté.
J'ai eu un sentiment semblable devant la destruction du mur de Berlin. Il avait bizarrement la même fragilité devant ceux qui venaient le démolir en 1989. N'était-il pas possible de prendre son temps, d'éviter d'effacer trop vite cette trace de l'histoire ?

 Un des raisons de votre exposition à Venise n'est-elle pas d'effacer ou d'expliquer une fois pour toutes l'expression « Fuck context », dont l'ambiguïté a fait de vous un pourfendeur du patrimoine et du contexte urbain ?
Je ne peux pas l'exclure, mais vous voyez bien que, au-delà des interprétations volontairement ou naïvement déformées, c'est aujourd'hui une polémique dépassée. Il est essentiel que les architectes réinvestissent le champ de la théorie. Et plus encore la critique, qui s'en est tenue à suivre et accompagner la production architecturale et ses stars, au lieu d'intervenir. (...)

 Propos recueillis par Frédéric Edelmann