Un long article sur cette papeterie de Toulouse grâce à la Dépêche
http://www.ladepeche.fr/article/2010/03/03/788849-Les-aventures-du-Paquebot-Job.html
(voir l'article et ses illustrations à l'adresse ci-dessus)
L’usine Job a marqué Toulouse de son empreinte. Emblème des Sept-Deniers, le bâtiment amiral reste aussi un symbole humain, artistique et intellectuel. Siège d’une aventure industrielle, il a incarné la grandeur et la décadence de la marque papetière.
L’histoire de Job commence avec une bonne idée. Celle de Jean Bardou, boulanger perpignanais, qui crée un petit livret de feuilles de papier à rouler, en 1838. A l’époque, les fumeurs utilisent de larges feuilles en provenance d’Espagne. Son invention connait rapidement le succès. Il signe ses livrets de ses initiales, entre lesquelles il place un losange. Peu à peu, les clients lisent JOB et créent ainsi le nom de la marque.
UN HORIZON RADIEUX
En 1849, il s’associe avec Jacques-Zacharie Pauilhac, un représentant de commerce toulousain, qui assure la diffusion chez les débitants de tabac, entre Toulouse et Perpignan. La même année, Jean Bardou dépose un brevet d'invention auprès du ministère de l'Agriculture et du Commerce. Son fils, Pierre, donne à la marque toute son ampleur, en commandant des publicités art déco à des artistes en vogue. A la fin du XIXe siècle, le commerce du tabac est florissant. Le nombre de fabricants de papier a doublé. La Manufacture du Bazacle est la deuxième de France, avec 2000 salariés.
Le siège social de Job s’installe sur le boulevard de Strasbourg, en 1903. Plusieurs usines se créent à Perpignan, près de Saint-Girons, dans l’Ariège, et à Toulouse. Rue Claire-Pauilhac, dans le quartier des Chalets, on produit cahiers brochés, cartonnés, gommés et non gommés, expédiés dans toute la France. En parallèle à son extension, l’industrie du façonnage pratique l’exportation. Des filiales sont fondées, à partir de 1907, en Indochine, au Sénégal, au Congo, à Madagascar… Job collectionne les médailles aux expositions du monde entier.
LA NAISSANCE DU PAQUEBOT
Entre 1929 et 1931, les frères architectes Antoine et Pierre Thuriès dessinent l’usine des Sept-Deniers, unité de production complète située sur un vaste terrain de 4.7 hectares, entre la route de Blagnac et la Garonne. Le programme est ambitieux : 7500 m2, répartis sur deux niveaux. L’architecture en béton se veut résolument moderne. D’inspiration maritime, le bâtiment blanc reprend l’esprit des constructions de Robert Mallet-Stevens. Les lignes horizontales, soulignées par des balcons filants, se détachent sur l’enduit blanc, évoquant un immense navire. Le bâtiment « amiral » demeure aujourd’hui un témoignage essentiel du patrimoine industriel des années trente, par son architecture, son importance économique et les souvenirs attachés à cette dynastie papetière.
A partir des années soixante, les ateliers des Sept Deniers se spécialisent dans l’imprimerie et la papèterie, avec notamment la fabrication du « couché classique » haut-de-gamme, pour les ouvrages de luxe, et l’emballage des paquets bleus de Gauloise. Dès 1966, la marque Job est présente sur cinq continents et vend ses produits dans plus de 70 pays.
TEMPÊTES EN SÉRIE
C’est en 1986 que le destin de Job commence à basculer. L’usine cesse de fabriquer le papier bleu de Gauloise pour raisons financières. Le groupe Bolloré Technologies, qui détient déjà 11% du capital, prend possession de la marque. Ce changement de propriétaire s’accompagne de la vente des biens immobiliers et du départ d’une centaine de salariés, sur un total de 400.
Le marché du couché classique est une niche, ballotée par les évolutions technologiques. Les conflits démarrent en 1995, lorsque Vincent Bolloré revend, pour un euro symbolique, la société à Gecco France, filiale d’une holding anglaise à qui il sera reproché de n’être qu’une « coquille vide ». Plusieurs dirigeants sont accusés par le syndicat Filpac CGT d’avoir détourné des millions de francs. En septembre, l’usine est placée en cessation de paiement, mettant 300 emplois en péril. Les salariés organisent des opérations escargot, s’invitent au conseil municipal, balancent des rouleaux de papier dans le canal. Un feu de pneus est allumé sur la route de Blagnac, qui se retrouve tapissée de débris de papiers. Le redressement judiciaire, prononcé par le tribunal de commerce, est confirmé en cour d’appel.
En décembre 1995, Gecco revend à son tour au groupe papetier allemand Scheufelen pour 10 millions de francs. Les premiers préavis de licenciement tombent. L’usine est occupée, puis évacuée. La nouvelle entité ne conservera que 160 salariés. L’association « Après Job » est créée pour œuvrer au reclassement des ouvriers licenciés.
NAUFRAGE AVEC LE CAPITAINE SCHEUFELEN
La trêve ne dure pas longtemps. L’année 2000 est marquée par une cessation de paiement. La direction pointe du doigt les pertes (de 7 à 13 millions de francs entre 1998 et 99), évoque le doublement du prix de la pâte à papier et la crise mondiale dans le secteur. Les salariés reprochent à Scheufelen d’être à la fois patron et client, de payer le papier en-dessous de sa valeur pour le revendre en prenant une marge. Durant l’été, les Jobs recouvrent les boulevards toulousains de serpentins. Un nouveau redressement judiciaire est prononcé, décision suspendue après recours des salariés.
Les ouvriers multiplient les tables-rondes, tentent de bloquer le Tour de France pour se faire entendre de Lionel Jospin. Ils séquestrent leur directeur puis l’accueillent avec une lance à incendie à la sortie du Palais de justice. Ils montent à Paris pour saupoudrer Bercy de papier et s’invitent à Cahors pour interpeller Jacques Chirac à un sommet européen. « Notre colère commençait à faire peur », se rappelle un ancien.
Mais la matière première vient à manquer, et les machines se retrouvent bloquées. Les salariés font appel à l’Etat pour trouver un repreneur. Sans suite. En février 2001, la liquidation est prononcée. L’usine ferme définitivement ses portes en avril. Les Jobs obtiennent un plan social, qui leur apporte certaines garanties de reconversion. Les anciens employés se portent partie civile contre l'administrateur judiciaire Jean-Marcel Lavergne. Il sera condamné, sept ans plus tard, à quatre ans de prison ferme et reconnaîtra avoir commis des détournements lors de la liquidation. Cinq dirigeants de Gecco seront également reconnus coupables.
LA REMISE À FLOTS
Le site est bradé, ses biens pillés. Les Jobs restent soudés, aux côtés des associations du quartier, pour demander le classement du bâtiment principal. Toute autre trace de l’usine est rasée. Les résidences de standing de l’Espace Garonne fleuriront à la place. Après de longues discussions, l’édifice est racheté par la mairie en 2005 et la première pierre posée le 28 juin 2009.
A l’issue des travaux, à l’été 2011, Job accueillera une Maison des jeunes et de la culture, une Ecole de musiques vivantes, une piscine de 25 mètres, deux salles de concert et des locaux associatifs. De quoi ramener le Paquebot à la surface. De l’édifice, il ne restera que l’antique tour art déco et la longue façade patrimoniale du côté droit. Quatre-vingts ans après sa construction, il fait l’objet d’un chantier de taille, dont le montant s’élève à 12 millions d’euros. Le cabinet toulousain Puig Pujol Architectures n’a pas d’autre choix que de détruire son ossature, rongée depuis par les vapeurs d’acide. Le complexe sera organisé autour d’un patio central, sur cinq niveaux. Il suivra les dispositions environnementales : panneaux solaires et photovoltaïques, chaudière à condensation, etc. Sa nouvelle vie promet d’être plus zen…
Manon Haussy
Bernard Margras, représentant syndical Filpac et vice-président de l'Association des amis de l'imprimerie et de Job
« AU LIEU DE S’ÉTEINDRE, L’HISTOIRE RENAÎT »
Quel regard portez-vous sur l’épopée de Job ?
Elle a été très liée à l’environnement politique du pays. Durant les premières décennies, Job était dirigé par une forme de paternalisme charitable, qui exigeait beaucoup de travail tout en ayant des valeurs. Puis il y a eu Bolloré et sa vision capitaliste, et le début des délocalisations. Victimes d’escrocs, les ouvriers se sont approprié leur usine. Le syndicalisme a longtemps freiné un destin inéluctable. La bataille de Job est devenue celle de l’emploi. Sa vraie richesse, c’est d’avoir su se servir des symboles et d’avoir réussi à sauver la dignité des gens.
Vous vous êtes battu pour la sauvegarde du bâtiment amiral. Que représente-t-il à vos yeux ?
A l’époque où il a été construit, il était l’acte d’une bourgeoisie aisée, qui investissait dans le monde entier et se souciait de son image. En marge de nos luttes, nous avons décidé de sauvegarder le bâtiment car il est devenu un symbole. De notre histoire, bien sûr, mais bien au-delà, de l’industrie papetière, de la richesse de Job, du temps où les usines se situaient dans les villes, et de la lutte entre capitalisme et syndicalisme.
Que pensez-vous du projet de réhabilitation dont il fait l’objet ?
Le style paquebot est devenu identitaire des Sept-Deniers. Cela va lui permettre de redonner tout son sens au quartier. C’est un beau projet, respectueux de l’architecture et du passé, qui va faire sortir le bâtiment du néant. J’en suis fier, c’est un vrai bonheur. De plus, sa réhabilitation a fait l’objet d’une vraie concertation citoyenne. Au lieu de s’éteindre, l’Histoire renaît : cela redonne confiance à tous les salariés en lutte.