Le 1er foyer industriel du pays
Casablanca est le premier foyer industriel du pays. La place des industries a été très tôt déterminée dans les plans d’extension de la ville par Prost (1918) et plus encore par Ecochard (1946). Cependant, le travail de M Kaioua a mis en évidence l’abondance des unités de production et la complexité de leur répartition. Si une majorité se trouvait dans les quartiers de Roches Noires, Aïn Sebaa ou Sidi Bernoussi, de nombreuses usines étaient réparties dans toute la ville, dans le quartier du Maârif, par exemple. La cartographie met en évidence des espaces différenciés et complexes, et une relative stabilité : beaucoup d’unités créées il y a plus d’un siècle marquent encore le paysage d’aujourd’hui, soit environ 1 500 hectares de friches d’une grande diversité.
L’histoire de ces usines en dit beaucoup sur la ville et le pays, en raison des bouleversements profonds sur la société que cette révolution industrielle a engendrés. En premier lieu, l’exode rural, facette importante de l’histoire ouvrière. L’afflux de main d’œuvre depuis les années 20 a très vite posé des problèmes de logement, d’où la création des bidonvilles comme ceux de Carrières centrales, et des cités ouvrières :
COSUMAR (36), Lafarge, Lesieur, …, Tout ceci ne s’est pas fait sans tension : Casablanca a été marquée par les luttes ouvrières.
L’évolution accélérée de l’industrie depuis le protectorat, a métamorphosé la ville, bouleversé profondément la vie et légué un immense patrimoine. C’est seulement depuis les années 70, période du choc pétrolier, que s’est amorcée une désindustrialisation, puis que l’on a connu les phénomènes de délocalisation. Face à ces changements radicaux et rapides, nous avons le devoir de ne pas perdre les traces de cette histoire. Il faut pour cela pouvoir contrôler les mutations de la ville.
Un espace en mutation désordonnée, sans préservation
Casablanca fête cette année les 100 ans de la création de son port. L’évolution importante de l’infrastructure de celui-ci à généré de nombreux vestiges, des traces aujourd’hui menacées de destruction. Ces friches à première vue nuisibles n’en sont pas moins des témoins de l’histoire de la ville. Sans programme ou stratégie, c’est un pan tout entier de l’histoire de la ville qui risque de disparaître, d’autant plus aisément que sa sauvegarde n’est pas considérée comme prioritaire.
Un mouvement de redéploiement des usines vers les zones périurbaines a eu lieu à la fin des années 70. La tendance actuelle est à l’éloignement du centre et à l’étalement. Ceci correspond à la fois aux besoins d’extension des entreprises mais aussi à des opérations purement spéculatives. Un hectare en ville est remplacé par 8 hectares dans les zones périphériques. Ce phénomène ne concerne pas seulement les entreprises mais aussi les employés qui migrent auprès des usines. Entre 1994 et 2002, on a enregistré une baisse de 37% de la population du centre et une hausse de 56% dans la périphérie. Tout ceci est uniquement encadré par le marché, puisqu’il n’existe pas de planification. Suite à ces délocalisations, les friches se dégradent ou sont détruites pour satisfaire des projets immobiliers. Deux exemples illustrent ces changements :
g L’entreprise Lafarge, installée depuis 1913 à Roches Noires, a transféré en 1981 sa production à Bouskoura. Au cours du démantèlement, un élément architectural, particulièrement marquant, surnommé le « Chapeau », aurait pu être sauvegardé et réaffecté, mais faute de volonté politique, il a été démoli.
g Abdelkader Kaioua, connait bien la question des bidonvilles: il a réalisé l’accompagnement social du relogement des Carrières Centrales. Le premier quartier de bidonvilles a marqué Casablanca, sa culture, ses artistes.
Aujourd’hui démoli à 87%, ces baraques pourraient disparaître complètement du paysage sans qu’on en garde la moindre trace.
Que faire pour protéger ce patrimoine?
La question du devenir de ce patrimoine nécessite de répondre aux questions suivantes : comment sauvegarder ?
Pourquoi et pour qui ?
Dans un effort de sensibilisation, plusieurs acteurs ont leur place : le public (Etat, collectivités locales), le privé (en premier lieu les industriels), les associations (Casamémoire est un bel exemple, malheureusement isolé) et enfin les chercheurs. Cependant, tous ces acteurs n’ont pas forcément des aspirations convergentes. C’est pourquoi la prise en compte de ce patrimoine nécessite une stratégie.
Cette complexité implique l’obligation d’interventions pluridisciplinaires.
Une politique de protection ne sera réellement acceptée et efficace que si elle est concertée. Pour Abdelkader Kaioua, « On ne peut faire l’économie d’un inventaire global qui permettra d’identifier et de classer. Cet inventaire doit être complété par des relevés, l’établissement d’une typologie permettant une évaluation ». Et d’ajouter « Lors de cet inventaire, il faudra procéder à des enquêtes orales, sources irremplaçables. Enfin, ce programme de recherches doit aboutir à des mesures légales de protection. Une fois une liste des sites prioritaires déterminée, il est important de mettre en place un programme de formation à l’attention des décideurs, de manière à leur faire comprendre que ce patrimoine peut devenir une richesse, qui est aujourd’hui laissée aux aléas du marché. Enfin, il faut réfléchir à une panoplie de réponses : maintien, restauration, reconversion vers une nouvelle activité, réaffectation (en lieux culturels et sportifs par exemple), augmentation de l’offre foncière,… Une expérience test a été menée dans ce sens par l’agence urbaine à Aïn Sebaa, de manière à requalifier progressivement les 13 ha de friches ».
En conclusion, l’urgence est aujourd’hui à la connaissance par l’inventaire. Il faut reconnaître la place de l’industrie dans l’histoire de la ville, de manière à établir une stratégie claire pour un plan d’action concerté, en soutenant les associations, en sensibilisant les collectivités territoriales, les industriels qui sont les premiers concernés mais pas seulement, et les citoyens.
Faut-il tout garder? Non, mais réfléchir avant de laisser tout s’en aller, connaître avant d’agir. Seul un développement encadré de la ville permettra de concilier le désir légitime d’expansion et de progrès avec le respect de la mémoire.
Yohan BOUIN