La poste du Louvre : mort d’un monument républicain
Le 15 novembre 2013, a été signé par le Maire de Paris le permis de construire d’un projet qui représente une telle régression dans les pratiques patrimoniales en France qu’il semble vraiment difficile de le passer sous silence, comme tant d’autres. Il s’agit d’un édifice majeur du Paris du XIXe siècle : la Poste centrale du Louvre. Pour être moins connue que les halles de Baltard ou tant d’autres monuments de l’ère haussmannienne, la poste du Louvre n’en est pas moins importante. Son auteur fut l’un des plus célèbres architectes de la fin du XIXe siècle, le plus éminent professeur et théoricien de l’École des beaux-arts, à une époque où cette grande école drainait tout ce que le monde occidental comptait d’étudiants ambitieux. Julien Guadet a signé le dernier grand traité d’architecture de cette lignée artistique de l’École des beaux-arts qui a modelé le visage du Paris que nous connaissons. Il fut le maître d’architectes plus prestigieux les uns que les autres, comme Auguste Perret, et si son enseignement l’a accaparé au point qu’il ne construise que fort peu, du moins a-t-il consacré à ses rares œuvres toutes les ressources intellectuelles de son art.
Le projet d’une nouvelle poste centrale pour Paris a été mis à l’étude dans les années 1870 et le bâtiment mis en service en 1889. Il a été établi selon les standards les plus modernes de l’époque pour ce type d’établissement et a même fait figure de précurseur dans la densification en hauteur de ce programme (auparavant toujours aménagé sur de grandes surfaces à rez-de-chaussée). Pour une efficacité maximum, l’architecte avait distingué et séparé les fonctions de représentation, comme le hall public, placés sur le devant, rue du Louvre, des plateaux libres destinés à abriter des salles de tri superposées, sur les côtés, au- dessus d’un grand garage pour les manœuvres des véhicules de livraison. La partie apparat avait été décorée selon les canons de l’éclectisme, les salles de tri aménagées selon une logique industrielle grâce aux ressources de la plus haute technologie de l’époque : des poutres-treillis métalliques assuraient de très grandes portées à des planchers constitués de matériaux inaltérables, capables d’encaisser les plus importantes surcharges sans le plus petit fléchissement et sans la moindre déformation dans le temps. Quelque chose d’aussi parfaitement stable qu’un observatoire ou un laboratoire qui, pour des raisons évidentes, ne doivent pas bouger d’un millimètre. Cette structure ultra-performante, Guadet l’avait ensuite habillée - comme il était d’usage pour les gares ou les palais d’exposition -, d’une enveloppe de pierre très classique destinée à assurer l’insertion urbaine de l’édifice dans son quartier : en l’occurrence l’architecte a cantonné son bâtiment de massifs d’angle mimétiques des immeubles voisins et créé au milieu, dans l’axe de sa composition, un filtre d’une profondeur accueillante par un rythme serré de contreforts.
D’un point de vue structurel, c’est donc un édifice exceptionnel que la Poste du Louvre. Architecturalement, c’est une leçon magistrale sur l’organisation des espaces par l’un des architectes les plus en vue de l’époque, mais c’est aussi le seul grand monument érigé par la Troisième République dans ses premières décennies ! Si le public ignore tout des prouesses techniques qu’on vient d’évoquer, du moins les Parisiens connaissent-ils tous la poste du Louvre pour une de ses caractéristiques les plus en résonance avec les modes de vie contemporains : l’ouverture 24 heures sur 24, et la possibilité de poster un pli à minuit avec le tampon du jour. Et sans parler des postiers, très attachés à leur vaisseau amiral du centre de Paris et à l’image qu’il donne du travail efficace exécuté dans des lieux d’une grande dignité : une sorte de théâtre de l’utilité sociale.
Bien conçu et encore mieux construit, cet édifice a encaissé sans broncher toutes les modifications déjà exigées de lui, en un siècle, pour les nécessités du service. Mais c’est une transformation d’un tout autre ordre qu’on veut lui imposer aujourd’hui. Confrontée au double mouvement d’explosion de la valeur foncière et de rétractation de ses fonctions, l’administration de la Poste a confié à sa filiale immobilière l’étude d’une « valorisation » de
son vaisseau amiral. La filiale immobilière a sollicité des promoteurs privés, lesquels ont compté les surfaces réelles et potentielles (à supposer qu’on aménage des planchers intermédiaires dans les grandes salles encore intactes, qu’on surélève ce qui peut l’être et qu’on retaille la cour) et établi la liste des programmes les plus rentables dans un lieu aussi central que celui-là : sans surprise on y retrouve un hôtel haut de gamme, des commerces de luxe, des bureaux, etc. Un ensemble auquel la Ville de Paris a fait ajouter des logements sociaux ainsi que le commissariat de police indispensable au quartier des Halles mais que le promoteur desdites Halles ne souhaitait peut-être pas voir implanté sur ses terres. Les installations postales restantes étaient prévues dans les surfaces résiduelles et un concours d’architecture fut lancé sur ces bases.
Était-il bien raisonnable de prétendre loger tout cela dans un édifice aussi prestigieux ? C’est bien là le paradoxe et le drame de l’architecture du XIXe siècle, à la fois assez performante et pérenne pour supporter la plupart des reconversions et assez mal protégée pour susciter les convoitises. Bien que figurant dans toutes les histoires de l’architecture, la Poste du Louvre n’a jamais été classée ni inscrite, pour ne pas gêner des services très techniques dans leur gestion de ce lieu de travail. C’était aussi le cas de la Bibliothèque nationale, par exemple, et de quantité de palais nationaux, abandonnés à l’arbitraire d’interventions tantôt respectueuses, tantôt inutilement destructrices. Dans le cas de la Poste du Louvre, c’est la Ville de Paris qui a finalement protégé l’édifice, en 2006, en l’inscrivant dans les listes d’immeubles protégés du Plan local d’urbanisme ; mais curieusement elle a renoncé ensuite à exercer ses prérogatives à cet égard. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que l’architecte lauréat ne se soit pas embarrassé de précautions patrimoniales : il a considéré l’enveloppe existante comme un volume capable, sans égards pour les qualités de l’édifice concret. Il prétend donc supprimer la toiture (au profit d’un volume plus bombé et beaucoup plus rentable) et évider le bâtiment pour aménager des surfaces taillées aux exactes mesures des nouveaux programmes (supprimant ainsi notamment les grands espaces des salles de tri avec leurs structures métalliques qui, par malchance, tombent précisément là où l’on veut mettre des chambres d’hôtel). On ne peut même pas parler de « façadisme », comme on l’a fait pour les sièges de banques du quartier de l’Opéra totalement reconstruits derrière leurs façades haussmanniennes dans les années 80-90, car la façade de la Poste du Louvre sera elle-même transformée par la suppression des fenêtres palatiales d’origine au profit de « bow-windows en creux » et par l’agrandissement des baies de l’étage d’attique sur la façade principale. Certes, en contrepartie, le hall de la poste sera restauré dans son état d’origine (après enlèvement des couches successives de décors différents), mais cela tient vraiment du détail, ou de l’alibi, vu l’ampleur des destructions faites partout ailleurs.
Au niveau de l’État, silence assourdissant ! L’architecte des Bâtiments de France, ne pouvant s’appuyer sur aucun classement, a donné un avis favorable. Au niveau de la Ville, même discrétion : les experts de la Commission (consultative) du Vieux Paris ont certes protesté, mais sans être écoutés.
Que se passera-t-il dans une quinzaine d’années ? Les intérêts divergents des hôtes de ce centre commercial conduiront inévitablement à de nouvelles transformations d’un édifice devenu d’autant plus fragile que son identité ne sera plus vraiment perceptible et que sa valeur patrimoniale sera réputée diminuée précisément par l’intervention actuelle. Le mal ayant « déjà été fait », il sera encore plus difficile encore de plaider pour l’édifice. Une architecture d’une dignité et d’une pérennité supérieures à toutes les espérances, aura été sacrifiée au profit des usages changeants d’un centre commercial. Dans ces cycles futurs de rénovations, l’intervention signée Dominique Perrault risque fort de disparaître, mais celle de Guadet ne réapparaîtra pas non plus.
Pouvait-il en être autrement ? Contre la résignation ambiante, il faut dire clairement que oui. On peut faire autrement et on le fait ailleurs. Dans le cas qui nous occupe, cela avait d’ailleurs
bien commencé : étude historique, expertises techniques, consultations patrimoniales « en amont », recherche d’une programmation adaptée à l’existant : tout cela avait été enclenché en son temps, vers 2007, en vue d’une valorisation de l’édifice intégrant ses qualités propres autant que la valeur de son emplacement. Et comme les très grandes salles susceptibles d’accueillir du public sont rares en plein centre et que la demande est forte (rassemblements ou événements, culturels ou commerciaux, etc.), on n’avait que l’embarras du choix des programmes de reconversion. Mais tout a été balayé quelques années après.
La réalisation du capital architectural parisien en espèces sonnantes et trébuchantes au profit des partenaires privés de nos administrations, semble un processus si puissant qu’il a fallu rien moins que la menace de marchandisation de l’hôtel de la Marine pour lui fixer une limite. Il s’agissait là d’un très haut lieu historique et de la place de la Concorde. Aujourd’hui, ce n’est que la Poste du Louvre et la Troisième République. Avant-hier, c’étaient les hôtels aristocratiques du faubourg Saint-Germain, l’Imprimerie nationale, la Bourse ou encore les laboratoires et bassins d’essais de la Marine nationale à Balard. Demain, pourquoi pas, le palais de l’Élysée ? Toutes les administrations logées dans des monuments historiques du centre de Paris sont menacées d’opérations analogues de «valorisation». Si l’on ne « sanctuarise » pas d’une manière ou d’une autre, par des protections appropriées, le grand patrimoine architectural français, comme on l’a fait des chefs d’œuvres des musées, les dégâts seront absolument considérables dans les décennies à venir. Et sans parler des répercussions économiques que feront peser sur les générations futures le passage généralisé à des régimes de location (ou assimilés) pour des administrations autrefois propriétaires de leurs locaux. Connaît-on beaucoup de propriétaires qui, pour se mettre à l’abri, décideraient de vendre leur domicile et d’en devenir locataires ? C’est ce que fait l’État à Paris.
Il est de notre devoir de sachants citoyens de donner l’alerte pour éviter qu’un tel massacre soit perpétré. Il faut classer d’urgence la poste du Louvre.
Marie-Jeanne Dumont
École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, ancienne secrétaire générale de la Commission du Vieux Paris
Jean-François Cabestan
Architecte du patrimoine, université Paris-1
Pierre Housieaux
Président de l’association Paris historique